Retraite oblige : le colonel Oumar ould Beibacar a troqué sa tenue d’officier supérieur contre un costume. L’une et l’autre lui vont à merveille. L’une et l’autre mettent en relief son inaltérable prestance. Il aurait pu comme tant d’autres faire bouche cousue et, sous sa tente ou dans son salon, au milieu des siens, jouir paisiblement d’une retraite bien méritée. Bien loin du triste spectacle permanent d’un pays qui, chaque jour que Dieu fait, se dirige dangereusement vers l’implosion.
Mais non. Il opte pour prendre sa plume, parfois virulente mais fondamentalement juste, toujours précise et limpide. Il choisit d’exprimer sa douleur et ses peines, longtemps refoulées du fait du devoir de réserve. Il dit son fait, manifeste sa colère réelle et grande, cependant courtoise. Il joint sa voix autorisée à celles, hélas encore minoritaires, qui appellent à nommer le Mal mauritanien dans toutes ses dimensions — notamment le racisme d’Etat, l’exclusion de plus en plus grandissante de la composante nationale noire — ; il fustige des injustices flagrantes faites hier et aujourd’hui encore aux Négro-mauritaniens ; il prend position sur certains faits de l’histoire coloniale et postcoloniale du pays ; il stigmatise des positionnements et manipulations politiques de certaines personnalités ; et, en filigrane, il invite à un ressaisissement pour un sursaut national en vue de sauver le pays.
Cet homme profondément humain, capable à la fois de faire preuve de professionnalisme et d’humanité, altier et posé, qui aime son pays dans sa diversité, après l’avoir dignement servi l’arme à la main, c’est-à-dire sous le drapeau, aspire aujourd’hui à le servir avec son verbe, avec sa plume. Il en a en le devoir que nul ne peut lui contester. Il en a la légitimité que nul ne peut lui confisquer.
Car son parcours professionnel, l’exercice des multiples responsabilités qui furent les siennes dans des circonstances où une composante nationale du pays, les Noirs, était victime des crimes les plus ignobles firent qu’il fut au cœur, comme témoin direct ou observateur avisé, d’épreuves épouvantables, de tragédies inouïes. Au nombre de ces épreuves mortifères celles que vécurent les détenus de la prison-mouroir de Oualata en 1987/1988. En effet, pour ceux qui ne le savaient pas ou qui l’auraient oublié, c’est là en ce lieu funeste que le chemin des détenus que nous étions croisa celui d’Oumar Ould Beibacar, à l’époque lieutenant et commandant du Groupement Régional de Nema. Le Fort-mouroir et la surveillance des détenus que nous étions relevaient de sa responsabilité.
L’homme, l’officier
Qui est Oumar ould Beibacar ? au plan professionnel et humain. J’ai tenté de répondre à cette question dans un chapitre que je lui ai consacré dans « J’ETAIS A OUALATA – Le racisme d’ETAT en Mauritanie ». Revisitons-en un extrait (pages 130, 131, 132).
« Peu de jours après le décès de Bâ Alassane Oumar, un changement de commandement se produisit au niveau du groupement régional (G.R.) de la garde, dont le P.C. était basé à Néma et dont dépendait le fort de Oualata. Ce changement de commandement, était-il une coïncidence avec la mort de Bâ Alassane Oumar, ou en était-il une conséquence ? Quoi qu’il en soit, vers le 30 août 1988, le nouveau commandant du GR débarqua au fort de Oualata.
Quand il pénétra dans notre salle, les premières mesures prises par le lieutenant Oumar ould Boubacar furent de retirer les chaînes des pieds de tous ceux qui étaient malades et incapables de se mouvoir. Il fit aussi enlever les chaînes des pieds des détenus âgés : Ten Youssouf Gueye et Djigo Tabssirou. Il ordonna que les lucarnes fermées avec du banco pour cause de punition depuis la nuit du 22 mars 1988 soient ouvertes. Nous lui exposâmes l’ensemble de nos problèmes notamment :
— La quantité et la qualité de l’alimentation.
— La prise en charge par nous-mêmes de la cuisson de nos repas.
— L’approvisionnement de l’infirmerie en médicaments.
— L’évacuation dans un centre hospitalier des malades dont l’état est grave.
Il s’engagea à résoudre tous les problèmes qui étaient de son ressort, à exposer à qui de droit ceux dont la solution ne dépendait pas de lui. Le lieutenant Oumar Ould Boubacar était un officier posé et très respectable. Il nous écoutait avec beaucoup de patience et d’intérêt. Il nous parlait calmement et avec respect. Quand il s’engageait à résoudre un problème posé par nous, il le faisait vite et bien. Il se dégageait de sa personne et de son allure un mélange de bonté, de douceur et de maturité. L’homme avait beaucoup d’humanité et suscitait au premier contact sympathie et estime. L’officier était bien pénétré du sens de son devoir et s’en acquittait avec beaucoup d’intelligence. Il sut toujours être, à la fois, l’un et l’autre. Et cette dualité qu’il incarnait, il sut invariablement la traduire à merveille dans tous ses actes durant toute la période qu’il fit avec nous. Aussi, ne mit-il pas de temps à conquérir nos cœurs. Il était basé à Nema mais nous avait promis d’être fréquemment au fort de Oualata. C’est ce qu’il fit. Et sa présence nous rassurait, nous réconfortait. Jamais dans notre existence de détenu, un officier, sous-officier, ou garde n’eut auprès de nous autant d’estime, d’affection qu’en avait eues le lieutenant Oumar Ould Boubacar. Il était aimé et respecté de presque tous les détenus du fort de Oualata, y compris des détenus de droit commun.
[…] Quand le lieutenant Oumar prit la gestion du fort de Oualata, le mal était déjà fait. Il y avait déjà un mort. Et plusieurs détenus étaient gravement malades, tandis que les autres étaient squelettiques et affamés. Ten Youssouf Gueye, notre doyen qui souffrait depuis plusieurs jours déjà, voyait son état s’empirer sérieusement. […] Bâ Mamadou Sidi avait installé Ten Youssouf Gueye dans la cour du fort près de la porte d’entrée de notre salle. Il était près de 18 heures. Le lieutenant Oumar vint vers Ten Youssouf Gueye couché sur sa couverture. Il lui prit affectueusement la tête entre ses mains, et comme pour être certain d’être bien entendu par lui, se pencha sur son visage, le questionna sur sa santé. Image saisissante, émouvante, inoubliable. Ten Youssouf Gueye rassembla tout ce qu’il lui restait d’énergie, essaya de redonner à sa voix habituellement forte et claire, présentement tremblante, tout son tonus, et malgré la douleur qui se lisait sur son visage, et comme s’il avait conscience d’émettre sa dernière volonté, il voulut s’assurer que tous ses propos fussent entendus, articula aussi fort que le permettait son état, à l’intention du lieutenant Oumar toujours penché au-dessus de lui : « — Lieutenant Oumar, vous n’allez pas laisser mourir comme un chien l’un des hommes de culture de ce pays ? Toujours penché au-dessus de lui, d’une voix émue, le lieutenant Oumar lui répondit :— Non tranquillisez-vous, tout sera fait pour que vous soyez évacué rapidement afin de bénéficier de soins appropriés. »
Dans la même nuit, le lieutenant Oumar regagna Nema. Le lendemain 1er septembre 1988, Ten Youssouf Gueye fut évacué à Nema à bord d’une voiture Land Rover de la garde. Malheureusement, quand il y arriva, le lieutenant Oumar était en mission d’inspection dans la région de Nema. Le wali était, lui aussi, absent de Nema. Par rapport au cas du détenu Ten Youssouf Gueye, il y avait une sorte de vacance de pouvoir. Ces deux autorités semblaient être les seules habilitées à décider de l’hospitalisation de Ten Youssouf Gueye. Puisque tous les autres responsables (préfet, gouverneur adjoint), refusèrent de prendre la responsabilité de son hospitalisation. Conséquence tragique d’une telle vacance de pouvoir et du refus des responsables administratifs sur place d’engager leur responsabilité : Ten Youssouf Gueye agonisant, évacué d’un fort-mouroir pour être hospitalisé, se retrouva, malgré son état, dans la prison des détenus de droit commun de Nema. C’est dans cette prison qu’il expira dans la nuit du 2 septembre 1988. Sans sépulture, il serait enterré dans une tombe anonyme dans un cimetière de Nema. Telle fut la fin de l’un des plus prestigieux écrivains et hommes de culture de la Mauritanie. »
Voilà ce que fut Oumar ould Beibacar à Oualata. Voilà ce dont tous les pensionnaires de la prison-mouroir de Oualata peuvent témoigner, à l’exception peut-être d’un détenu, suis-je tenté de dire. S’agit-il de l’encenser ? Il s’en passerait volontiers. Il est question, puisque l’actualité nous y invite, nous interpelle, d’exposer des faits historiques dont il fut témoin et acteur. Des faits auxquels il sut faire face avec un calme, un professionnalisme et une grandeur propres aux grands hommes. Faits historiques puisqu’ils sont constitutifs d’évènements nationaux tragiques qu’il faudra bien un jour transcrire dans les pages de l’histoire de la Mauritanie.
Avais-je tout dit sur le colonel Oumar ould Beibacar dans le bouquin évoqué plus haut ? Non. Même si l’essentiel des indications permettant de cerner l’homme et l’officier étaient déjà là. Et pourquoi n’avais-je pas tout dit ? Par souci de lui épargner d’éventuelles représailles. Parce qu’il était encore en activité, et le pays encore sous l’emprise du despote Taya. Mais ce que, sciemment, j’avais tu, j’en fis explicitement état, noir sur blanc et par le détail, lors de l’exposé intitulé Récit d’un témoin que j’avais présenté le 13 avril 2013 au palais des congrès de Montreuil, lors de la célébration du 30ème anniversaire des FLAM en ces termes :
« […] Le Bon de Jreïda, ayant déjà parlé de lui dans le livre mentionné plus haut, souffrez que je vous dise un mot à propos de celui de Oualata, car, à bien des égards, il présente étrangement des similitudes frappantes avec Lorenzo, celui dont Primo Lévi disait croire que c’était à lui qu’il devait d’avoir survécu. Mais parlons d’abord de notre Monsieur de Oualata. Il était courtois et respectueux. Il avait le visage et l’allure générale des personnes naturellement affables et attachantes, celles qui — au premier contact —, vous inspirent sympathie plutôt qu’aversion. Il était altier sans être arrogant. Il était l’antithèse du « Flingueur ». Il avait un sens empathique très prononcé. Il savait nous écouter. Face à nos multiples problèmes, il était très réactif. À chaque fois que cela fut pour lui possible, il a cherché à nous apporter un peu de confort, si tant est qu’on puisse faire usage de ce mot dans les conditions qui étaient les nôtres. Deux ou trois fois, il se rendit à Nouakchott. Dans ses bagages les lettres de quelques détenus destinées à leurs familles résidant à Nouakchott. Une fois à Nouakchott, déjà muni des coordonnées des familles qu’il avait obtenues des détenus, il se déplaçait lui-même jusque chez chaque famille, lui remettait son courrier, en prenait un autre pour le détenu. Aux détenus concernés, il apportait lettres et nouvelles de leurs familles. Est-il besoin de souligner qu’il suffit de se projeter dans le contexte de l’époque pour savoir que Monsieur prenait des risques énormes qui auraient pu lui coûter sa carrière s’il était pris la main dans le sac. »
Là aussi, parce que le colonel Oumar ould Beibacar était encore en activité, j’ai évité de le désigner par son nom. Mais l’observateur averti et le lecteur attentif de l’ouvrage cité et de mon exposé (Récit d’un témoin) auront aisément compris que notre « Monsieur de Oualata… [qui] prenait des risques énormes qui auraient pu lui coûter sa carrière s’il était pris la main dans le sac. », c’était bien Oumar ould Beibacar.
Voilà ce que fut le lieutenant Oumar ould Beibacar et ce qu’il fit. Ainsi s’était-il comporté, au plan humain et professionnel. Et ce, tout le monde s’en souvient, dans un environnement national marqué par la haine raciale entretenue par un régime foncièrement raciste et répressif. Un régime mû par une volonté d’épuration ethnique manifeste. Au cœur d’un système carcéral raciste qui réduisait les détenus en squelettes mobiles recouverts de haillons pouilleux, crasseux et nauséabonds, le colonel Oumar ould Beibacar œuvra à stopper le processus de déshumanisation enclenché. Là où les détenus que nous étions étaient chosifiés, animalisés ; en ce lugubre lieu où la mort rôdait en permanence ; où nos geôliers laissaient ce qu’il y avait d’animal en l’Homme prendre le dessus sur ce qui en lui fait de lui Homme, c’est-à-dire un être humain, pourvu de dignité et de raison, et donc capable d’humanité, Oumar Ould Beibacar arriva et inversa les termes du problème, les remettant à l’endroit. D’emblée il choisit l’Homme, c’est-à-dire la dignité humaine. Pour tout dire, il s’attela à humaniser nos conditions carcérales autant que le lui permettaient les responsabilités qui étaient les siennes.
Quand on sait que certains de ses frères d’armes qui l’ont précédé au fort de Oualata rivalisaient d’ardeur et de jubilation dans leurs œuvres mortifères vis-à-vis des détenus : tortures, humiliations de toutes sortes, dédain, indifférence au sort de l’autre, déshumanisation… ; quand on se souvient que beaucoup d’autres s’apprêtaient, avec la bénédiction du pouvoir de Taya, à se livrer à des crimes contre l’humanité, à des exécutions massives de militaires et à des déportations de milliers de Négro-africains, on saisit toute la grandeur et la noblesse du colonel Oumar ould Beibacar, son sens du devoir, son aversion pour l’injustice, son profond attachement au respect de la dignité de l’autre, son prochain, son compatriote, abstraction faite d’une quelconque appartenance communautaire, ethnique ou régionale.
Encore un mot. Sur Oualata. Sur Oumar ould Beibacar. Quand après la mort de nos quatre compagnons de détention, la pression internationale obligea le pouvoir à briser le mur de silence qui entourait les prisonniers de Oualata, et à améliorer leurs conditions de détention, c’est une délégation qui fut dépêchée à Oualata (octobre 1988). Sa composition : Lieutenant-colonel Frank, Chef d’Etat-major adjoint de la garde nationale et le commandant Oualad, wali de la région hodh el chargui. Les accompagnait Oumar ould Beibacar, bien sûr. Cette délégation reçut, en tant que délégués des détenus, le lieutenant Yongane Djibril Demba et votre serviteur. Lesquels exposèrent aux visiteurs la situation des détenus et leurs doléances. Oumar ould Beibacar était là, qui fixait de son regard franc et empathique les deux délégués des détenus, comme pour leur dire : « Allez-y messieurs, c’est le moment ou jamais. Dites ce que vous avez dans le cœur ! Exposez votre vécu carcéral. »
Vers fin octobre 1988, c’est le tout-puissant ministre de l’intérieur de l’époque, Djibril ould Abdallah lui-même qui arriva à Oualata. Sans doute pour constater sur place que l’opération transfert des détenus vers Aïoun pouvait commencer. Encore là, toujours là et providentiel, Ouma Ould Beibacar, aux moments cruciaux de notre existence carcérale comme pour freiner notre descente dans l’enfer terrestre ; comme pour introduire dans notre univers carcéral lugubre et ténébreux quelques rayons de soleil, un parfum de vie humaine, une lueur d’espoir. C’était cela aussi Oumar ould Beibacar.
Quand demain, perpétuant cette belle tradition africaine que sont ces savoureuses séances de contes nocturnes, les grand-mères, entourées de leurs petits-enfants, après avoir fini de leur narrer ces moments tragiques des années 1987,1988, 1989,1990, 1991, entendront cette terrible question, portée par la spontanéité, le naturel, la curiosité et la soif de savoir de l’enfant ou de l’adolescent :
— Dis, mamy, même pas quelqu’un ou quelques-uns chez nos concitoyens arabo-berbères pour s’opposer, refuser ou condamner discrètement ou ouvertement tous ces crimes, tortures, déportations et massacres de Noirs mauritaniens, au moment des faits ou après ?
Quand demain, nous souhaitons qu’il ne tarde pas à advenir, face à ses petits élèves, le professeur se verra poser pratiquement la même question au milieu ou au terme de son cours ; alors celles-là et celui-ci pourront répondre, sans bredouiller, avec fierté :
— Il y a bel et bien eu des hommes et des femmes, illustres ou anonymes, dans toutes nos communautés, admirables de dignité et de courage, pour dire chacun à sa manière, à la place qui était la sienne, sauvant ainsi l’honneur et la dignité de toute la Mauritanie : non à la barbarie ! Non à la négation du concitoyen ! Non à la déportation ! Non aux crimes ! Au moment même où ceux-ci se commettaient. Et après. Oumar ould Beibacar fut de ceux-là. Chaque pays a eu ses vampires. Nous avions eu les nôtres. Mais comme tous les autres pays qui se sont retrouvés dans un contexte quasi similaire au nôtre, nous avons eu, aussi, nos grands hommes. Le colonel Oumar ould Beibacar est de ceux-là.
N.B. Chacun l’a compris : Boubacar, graphie utilisée dans mon livre et Beibacar sont deux patronymes qui désignent le colonel Oumar. La variation graphique vient du fait qu’à Oualata nous l’appelions Oumar ould Boubacar
(A suivre : deuxième partie de l’hommage au colonel Oumar ould Beibacar)