Cinquante pièces majeures d’art africain, parmi les premières qui, au Musée de Tervuren, endossèrent le rôle de témoins de l’art « nègre », forment l’épine dorsale d’une exposition peu anodine, « L’Europe fantôme »
D’autres pièces artistiques d’importance comme les Nègreries d’Anna Höch, les belles peintures de Bela et de Mwenze, les croquis des Demoiselles d’Avignon de Picasso et l’étonnant fusain de Van Noten campant Olbrechts dans son poste de directeur du Musée en 1937, sont au centre de ce déploiement de nombreux documents littéraires, artistiques et politiques.
Tous font état de la manière dont l’Afrique et son art furent reçus en Europe durant le XXe siècle. Un exemplaire de L’Assiette au beurre, par exemple, vilipende la vision très… personnelle que Léopold II avait du Congo en le pendant haut et court. Une image d’Hergé au format carte postale montre le très plaisant mais contesté voyage de Tintin au Congo. Des journaux font état de villages reconstitués pendant les Expositions universelles où les indigènes devaient jouer leur rôle pour le plus grand plaisir du public.
Une photo prise au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1957 montre Patrice Lumumba devant le Guernica de Picasso. Et il y a aussi des extraits de films de Gide et Marc Allégret, d’Alain Resnais, des photographies de Steiglitz, des textes d’écrivains, de philosophes, d’historiens de l’art, des publicités, tous passibles d’avoir volé leur âme aux colonies. Les intellectuels africains, Senghor, Aimé Césaire, Cheikh Anta Diop et Chinua Achebe qui tempérèrent ces ardeurs européennes sont également convoqués.
Loin des clichés
Le scénario est inhabituel même si l’idée de déconstruire la vision habituelle de l’art africain en mettant à plat les fantasmes européens n’est pas neuve. Bien des expositions se sont tenues sur ce thème et le Musée de Tervuren lui-même, fermé jusqu’en 2017, reconsidère son aménagement de manière à interroger le comportement de l’homme blanc. Le Musée d’Ostende a collaboré étroitement avec Tervuren et plusieurs spécialistes et artistes de la diaspora africaine pour réaliser cette exposition où la question du droit d’une institution muséale à disposer de la culture matérielle d’une autre civilisation est sans cesse posée en liaison avec les faits politiques.
Très conceptualisée, dans le droit fil de la tendance politiquement correcte ou « post-ethnographique » des musées aujourd’hui, L’Europe fantôme entend rendre, intellectuellement s’entend, l’art africain à ses ayants droit. Vaste et ambitieux programme où l’exposition fait forcément figure d’arbre cachant la forêt ! Un arbre bien ramifié, cependant, qui produit toutes les pièces utiles et permet au visiteur de naviguer loin des clichés.
Dès l’entrée, un cycle de singulières et belles photos de l’artiste contemporain Patrick Wokmeni met le visiteur au parfum. On y voit des personnages manipuler les fétiches et masques du musée soustraits à leur contexte cérémoniel avec des précautions toutes médicales. Devenus infiniment précieux, ces objets sont pour ainsi dire les pièces à conviction, le corps du délit.
Démarrant sur l’Exposition universelle de Bruxelles de 1897 et se clôturant sur la Biennale de Venise toujours en cours, elle propose au visiteur de se mettre dans la peau de l’Africain apprenant de l’Européen le bon usage de son art. De ce point de vue, les superbes vitrines Art nouveau qui présentèrent jadis les objets africains à Tervuren sont emblématiques de ce que le psychiatre Frantz Fanon considérait comme le détournement et la « momification d’une culture ».
Quant au titre, il fait référence à L’Afrique fantôme, le livre que Michel Leiris consacra à la mission Dakar-Djibouti et où il mentionne « l’autre qui apparaît chez vous », ce qui lui vaut ici le statut d’ethnologue éclairé. Car « le regard dépossédant » de l’Européen sut aussi, à l’occasion et dans le cas de Leiris, Malraux, Picasso, Gauguin, pour ne citer que les plus célèbres, se faire enrichissant.